Nous sommes aujourd’hui dans une dynamique de « ville sur la ville ». Finies les grandes extensions périphériques : nous transformons l’existant, densifions, requalifions. Autant d’opérations qui s’appuient sur des espaces publics, des voiries, des sols… déjà construits, déjà équipés, et donc porteurs d’un potentiel de réemploi souvent sous-exploité.
Pavés, bordures, dalles, mobilier, terre végétale : ces matériaux, bien souvent démolis et envoyés en benne, pourraient pourtant trouver une seconde vie, sur place ou ailleurs. Et ce n’est pas qu’une question d’image ou d’écologie, c’est aussi une question de budget.
Dans les travaux de VRD, le réemploi permet de générer jusqu’à 30 à 50 % d’économie par rapport à du neuf, même en prenant en compte les frais de dépose, de nettoyage, de transport ou de stockage. Sur un projet d’espaces publics de 2 000 m², cela peut représenter plus de 100 000 € économisés. Je vous mets d’ailleurs un tableau comparatif en image, poste par poste.
Le potentiel est d’autant plus fort pour les agglomérations qui disposent d’un bureau d’études interne, de régies techniques et d’un terrain pouvant accueillir temporairement les matériaux : elles maîtrisent alors toute la chaîne du réemploi, depuis le diagnostic jusqu’à la réintégration dans un futur chantier. Une vraie force pour piloter des logiques de circularité à l’échelle du territoire.
Sur le plan environnemental, l’impact est également majeur : réduction des déchets, moindre extraction de ressources, limitation des transports. Le réemploi favorise une économie circulaire locale, accessible et de façon visible.
Et au-delà du bon sens, il s’agit aussi de répondre à des obligations. La loi AGEC, le Code de la commande publique, les objectifs de sobriété des PLUi et autres documents-cadres engagent clairement vers une meilleure valorisation des matériaux existants. Des diagnostics PEMD élargis à l’échelle de l’espace public pourraient ainsi devenir une étape-clé de toute opération d’aménagement.
Il ne s’agit pas de réemployer partout, tout le temps. Mais de se poser la question, systématiquement, et d’intégrer cette logique dans la chaîne de projet. Les outils existent, les filières se structurent, les collectivités peuvent être moteur.
Et si on commençait par intégrer un poste « réemploi » dans les DCE ou les estimations de coûts prévisionnels ? Simple, mais structurant.
Vous avez déjà vu cette image de Léandre Morand, illustrant que d’une région à l’autre, les quartiers modernes tendent à se ressembler ? Façades uniformes, formes répétitives, matériaux standardisés… Cette uniformisation efface peu à peu l’âme de nos villes et la singularité des territoires.
Ces derniers mois, je me suis interrogé sur l’urbanisme "low-tech" et ses vertus. Moins de gadgets ou de matériaux sophistiqués, plus de solutions simples, locales et durables… et j’ai réalisé que ces principes pouvaient devenir de véritables leviers pour repenser nos villes, notamment dans la rédaction des PLU.
C’est là que le "local" prend tout son sens. Valoriser les matériaux et savoir-faire locaux ne se limite pas à une démarche écologique : c’est un moyen concret d’endiguer cette uniformisation et de redonner aux territoires leur identité ; une architecture vernaculaire.
Les bénéfices sont multiples :
Économie et sobriété : réduire et maîtriser les coûts de production et de transport grâce à des matériaux proches, tout en favorisant des solutions simples et durables.
Identité et qualité des lieux : textures, couleurs et formes propres à chaque région créent des espaces uniques et reconnaissables.
Dynamisation des filières locales : chaque chantier stimule l’économie, l’emploi et la transmission de savoir-faire.
Résilience et durabilité : des matériaux adaptés au climat et au territoire prolongent la durée de vie des constructions tout en limitant leur impact environnemental.
Culture et appropriation des lieux : lorsque les habitants reconnaissent leurs traditions et savoir-faire dans l’espace bâti, ils se sentent partie prenante de la ville et de son évolution.
Intégrer ces principes dans les PLU pourrait être un moyen concret de préserver la diversité architecturale et la singularité de nos territoires, tout en construisant des villes plus durables, résilientes et ancrées dans leur identité.
Construire avec ce qui nous est proche, ce n’est pas revenir en arrière. C’est réinventer l’innovation urbaine, en adéquation avec nos territoires, pour que nos villes respirent, racontent une histoire et durent dans le temps.
Toutefois, si le recours aux matériaux et savoir-faire locaux lutte contre l’uniformisation architecturale, il peut aussi se heurter à des contraintes techniques (normes, coûts) ou socio-économiques (gentrification, filières disparues), voire figer l’architecture dans un folklore décoratif. Pour éviter ces écueils, il faut concilier pragmatisme et ambition, en intégrant le low-tech dans une démarche évolutive et ouverte aux innovations contextualisées.
Aujourd’hui, les prix de l’immobilier dans les grandes et moyennes villes continuent de grimper, contraignant de nombreux foyers à se loger en périphérie. Dans le même temps, les mobilités douces (vélo, marche) connaissent un essor sans précédent. Pourtant, notre territoire compte encore près de 17 000 km de voies ferrées désaffectées, laissées à l’abandon depuis des décennies – soit une emprise foncière de 17 400 hectares.
En partant du principe que Réseau Ferré de France et la SNCF ne souhaitent pas remettre en circulation ces voies, cette situation est paradoxale pour plusieurs raisons :
Nous manquons de foncier, mais laissons inutilisés des milliers de kilomètres d’emprises linéaires.
Nous cherchons à réduire la dépendance à la voiture, alors que ces anciennes voies offrent des tracés continus et interconnectés.
Nous voulons limiter l’artificialisation des sols, mais négligeons ces infrastructures qui éviteraient d’en consommer de nouveaux.
Pourquoi ne pas transformer massivement ces voies désaffectées en réseaux de mobilités douces ? Les bénéfices seraient considérables :
✔ Désenclaver les territoires ruraux en reconnectant des communes isolées via des axes actifs.
✔ Créer 17 000 km de cheminement doux, sans toucher aux terres agricoles ou naturelles.
✔ Valoriser 55 millions de tonnes de matériaux réemployables :
Rails : 1,83 million de tonnes (acier recyclable) – 250€/t
Traverses : 5,12 millions de tonnes (bois ou béton réutilisable) – 70€/t
Ballast : 48 millions de tonnes (granulat pour aménagements) – 10€/t
✔ Éviter la fragmentation de ces emprises au sol, souvent morcelées par des ventes ponctuelles.
Une première estimation, prenant en compte les gains générés par la vente des matériaux et un aménagement léger et perméable sur 4m de large permet d’estimer à un peu plus de 10 000€/km la transformation des voies ferrées en cheminements doux. (Estimation basée sur : la dépose de l’existant, la préparation de la plateforme, la pose d’un revêtement en grave compactée, la pose de signalétique).
Cependant, le défi principal n'est ni technique ni financier, mais foncier. Des décennies de cessions parcellaires aux riverains ont fragmenté près de 40% de ce potentiel linéaire. La bonne nouvelle c'est que l'article L.240-1 du Code de l’urbanisme donne la priorité aux collectivités pour acquérir ces emprises. L'enjeu est maintenant de mettre en œuvre ce cadre légal de manière ambitieuse pour reconstituer, morceau par morceau, ce réseau structurant, en priorisant les tronçons les plus stratégiques.
Plutôt que de laisser ces infrastructures se dégrader, faisons-en l’armature d’un réseau durable – un héritage ferroviaire pouvant devenir le socle des mobilités de demain. Nos grands-parents les ont construits, nos parents les ont abandonnés... Nous pouvons les réinventer.
Nous sommes champions du monde des ronds-points, nous en avons entre 40 000 et 50 000. Pourtant, ces milliers de cercles routiers éparpillés sur le territoire restent pour la plupart de simples anneaux de bitume plantés de gazon ou d’une sculpture anecdotique. Et si ces espaces « banals » devenaient les figures de proue de la résilience urbaine ?
Face aux défis climatique et énergétique à venir, la ville de demain ne peut plus se permettre des lieux figés et monofonctionnels. Elle doit concevoir des espaces capables de jouer plusieurs rôles à la fois, à la croisée de l’écologie, du social et de la technique.
Quelques exemples concrets montrent à quel point cette approche de la multifonctionnalité peut transformer nos villes :
Les ronds-points peuvent accueillir (entre-autre) des micro-forêts urbaines, créant des refuges de biodiversité et des îlots de fraîcheur visibles par tous.
Les terrains de sport peuvent devenir des bassins d’inondation temporaires, protégeant les quartiers en cas de fortes pluies sans renoncer à leur usage sportif habituel le plus clair du temps.
Les voies vertes servent à la fois de pistes cyclables, de promenades de proximité et de corridors écologiques reliant les espaces naturels.
Les cours d’école se réinventent en îlots de fraîcheur, désimperméabilisés et végétalisés, ouverts aux habitants en dehors des horaires scolaires.
Les toitures se couvrent de panneaux solaires et de jardins partagés, tout en récupérant l’eau de pluie pour l’arrosage.
Les parkings deviennent perméables et polyvalents, accueillant voitures, panneaux solaires, marchés ou stockage pluvial selon les besoins.
Cette manière de concevoir l’espace change la donne. Elle optimise un foncier rare et cher, elle répond aux défis climatiques en régulant l’eau et la chaleur, elle renforce l’identité locale et offre de nouveaux usages aux habitants. En un mot, elle transforme des contraintes en opportunités.
Bien sûr, cette mutation ne va pas sans défis. Entretenir une micro-forêt au milieu d’un rond-point, arbitrer entre loisirs et biodiversité, gérer un terrain de sport conçu pour être inondé, financer un parking public/privé : autant de questions qui demandent une gouvernance partagée et une inventivité institutionnelle.
Mais le pari en vaut la peine.
Donner plusieurs vies à nos ronds-points, nos terrains de sport, nos cours d’école ou nos toits, c’est accepter de voir la ville autrement : non plus comme une juxtaposition de cases spécialisées, mais comme un organisme vivant, souple, surprenant et capable de s’adapter aux crises.
Faire de nos espaces les plus ordinaires des alliés extraordinaires face aux défis climatiques.
𝐋𝐞𝐬 𝐥𝐢𝐠𝐧𝐞𝐬 𝐝𝐞 𝐝𝐞́𝐬𝐢𝐫 : 𝐪𝐮𝐚𝐧𝐝 𝐥𝐞𝐬 𝐮𝐬𝐚𝐠𝐞𝐫𝐬 𝐝𝐞𝐬𝐬𝐢𝐧𝐞𝐧𝐭 𝐥𝐞𝐮𝐫 𝐯𝐢𝐥𝐥𝐞
Les « lignes de désir » sont ces sentiers tracés spontanément par les piétons, cyclistes ou animaux qui révèlent une vérité simple : les usagers savent souvent mieux que les plans où et comment ils veulent circuler. Ces chemins informels, apparus par l’usage répété, sont le symptôme d’un aménagement urbain parfois déconnecté des besoins réels.
Plutôt que de les combattre, pourquoi ne pas les écouter ?
À Gand, à Montréal ou dans les parcs new-yorkais, des urbanistes ont choisi d’observer ces traces pour adapter les aménagements, pavant les chemins les plus empruntés et intégrant les flux naturels dans leurs projets. Cette approche participative, portée par des figures comme Jan Gehl ou Françoise-Hélène Jourda, montre que la ville gagne en efficacité et en convivialité quand elle s’appuie sur les pratiques réelles de ses habitants.
Pourtant, trop souvent, les aménagements urbains restent rigides, imposant des trajets contre-nature ou sans logique d'usage. Brider ces dynamiques spontanées, c’est risquer de créer des espaces inutilisés, des détours inutiles, voire des situations dangereuses. À l’inverse, les villes qui intègrent les lignes de désir dans leur réflexion, par l’urbanisme tactique, la consultation citoyenne ou l’observation de terrain, offrent des espaces plus adaptés et plus vivants.
𝐋𝐚 𝐥𝐞𝐜̧𝐨𝐧 𝐞𝐬𝐭 𝐜𝐥𝐚𝐢𝐫𝐞 : 𝐜𝐨𝐧𝐜𝐞𝐯𝐨𝐢𝐫 𝐥𝐚 𝐯𝐢𝐥𝐥𝐞 𝐚𝐯𝐞𝐜 𝐬𝐞𝐬 𝐮𝐬𝐚𝐠𝐞𝐫𝐬, 𝐜’𝐞𝐬𝐭 𝐩𝐥𝐮𝐬 𝐞𝐟𝐟𝐢𝐜𝐚𝐜𝐞 𝐞𝐭 𝐩𝐥𝐮𝐬 𝐡𝐮𝐦𝐚𝐢𝐧. Et si la meilleure carte pour aménager l’espace public était celle tracée par les pas de ceux qui l’utilisent chaque jour ?
Dans l'optique de réaménagement d'un espace déjà aménagé, une méthode d'observation peut être prise comme exemple : le sneckdown.
Les chutes de neige offrent une occasion rare (pour l'Hexagone) d’observer la manière dont les usagers s’approprient réellement l’espace public. Elles révèlent, sur des voiries déjà aménagées, les trajectoires naturelles des piétons comme des voitures.
C’est de cette observation qu’est né le concept de "sneckdown", contraction de snow (neige) et neckdown (rétrécissement de chaussée). Ces phénomènes peuvent aussi être repérés lors d’épisodes pluvieux ou à l’automne, quand les feuilles au sol tracent les passages les plus fréquentés.
Les sneckdowns constituent un outil de diagnostic urbain gratuit et participatif.
À Paris, après une chute de neige en 2021, des habitants ont photographié des traversées piétonnes improvisées sur des axes réputés dangereux. Ces images ont servi de preuves visuelles pour repenser les aménagements dans le cadre du plan « Paris piéton ».
Elles mettent en lumière les espaces sous-utilisés comme les zones de sur-fréquentation, et invitent à une question simple :
"Voici ce que vous faites déjà... on le rend officiel ?"
Trois avantages majeurs :
- Diagnostic gratuit : Une simple observation après la neige ou la pluie peut inspirer des aménagements low-cost mais efficaces.
- Sécurité renforcée : Les sneckdowns révèlent les zones où les conflits d’usages sont rares… ou au contraire fréquents.
- Ville adaptative : Plutôt que d’imposer des formes, observons les pratiques réelles pour façonner des espaces plus humains.
… mais avec quelques limites
Attention toutefois à ne pas surinterpréter ces observations.
- Le déport en giration des bus et camions n’apparaît pas.
- La vitesse réduite des véhicules lors d’épisodes neigeux fausse certaines dynamiques.
- Un sneckdown hivernal ne reflète pas forcément les usages estivaux — vélos, terrasses, mobilités saisonnières.
Photos : Propos Montréal & @instachaaz
𝐋𝐚 𝐭𝐞𝐫𝐫𝐞 𝐜𝐫𝐮𝐞, 𝐮𝐧 𝐦𝐚𝐭𝐞́𝐫𝐢𝐚𝐮 "𝐝'𝐚𝐯𝐞𝐧𝐢𝐫" 𝐩𝐨𝐮𝐫 𝐧𝐨𝐬 𝐭𝐞𝐫𝐫𝐢𝐭𝐨𝐢𝐫𝐞𝐬 ?
Toujours dans la recherche de possibilités d’aménagements intelligents conjuguant économie, développement local et écologie, je me suis intéressé à la terre crue.
Depuis quelques années, la terre crue refait surface dans les projets d’architecture et d’espaces publics. Longtemps perçue comme un matériau « de pauvres », elle s’impose aujourd’hui comme une réponse contemporaine, vernaculaire et low-tech aux enjeux de sobriété, de circularité et de confort urbain.
Son premier atout, c’est la proximité. La terre c'est (ça semble logique à l’écrire) la ressource la plus locale qui soit. Elle est abondante et peut être issue des déblais de chantier. Elle ouvre la voie à de véritables circuits courts constructifs, où les matériaux d’un projet deviennent la matière première du suivant (comme le réemploi). On ne parle plus de gérer des “déchets” d’excavation, mais de valoriser une ressource territoriale.
Ce simple renversement de regard change tout : moins de transport, moins d’énergie, plus de sens.
Sur le plan réglementaire, contrairement à une idée reçue, l’absence de DTU n’est pas un frein à son intégration dans un marché public. Les Règles Professionnelles de la Construction en Terre Crue (Asterre, 2021), reconnues par l’Agence Qualité Construction, peuvent être citées directement dans un CCTP. Elles ont une valeur équivalente à un référentiel technique et sont acceptées par les assureurs et bureaux de contrôle dès lors qu’elles sont appliquées. La terre crue est donc aujourd’hui parfaitement prescriptible dans le cadre réglementaire existant.
Sur le plan économique, son coût dépend surtout du savoir-faire et non du matériau lui-même. Là où le béton demande énergie et industrialisation, la terre mise sur la main-d’œuvre, la formation et la filière locale. Elle génère donc de la valeur ajoutée sur le territoire plutôt que de la dépendance à des filières globalisées. Pour une collectivité, c’est une logique d’investissement dans l’emploi et la compétence plutôt que dans la tonne de CO₂.
Sur le plan technique, la terre crue n’a rien d’un bricolage poétique et utopique. Bien conçue et protégée, elle offre une excellente tenue dans le temps. Les murs en pisé de nos villages en sont la preuve vivante depuis parfois plusieurs siècles. En milieu urbain, elle peut être utilisée pour du mobilier, des façades, des murets plantés ou des bâtiments complets.
C’est un matériau exigeant, certes, mais fiable, documenté et désormais encadré.
Dans un contexte d’urgence climatique, de raréfaction des ressources, de volonté de développement territorial localisé et d'indépendances envers les ressources « internationales » la terre crue représente une voie sobre et cohérente : celle d’une modernité enracinée localement.